Hier, j’ai rendu compte des expériences que j’aie eues en parcourant la ville avec une personne à mobilité réduite. Entre autres, j’ai mentionné les temps de passage trop courts aux traversées piétonnes.
Il est toutefois important de reconnaître que les urbanistes, à eux seul(e)s, n’ont pas nécessairement tous les moyens pour améliorer l’accessibilité urbaine pour les personnes à mobilité réduite.
Ils/elles travaillent dans un environnement normé par les ingénieurs, architectes, etc… , un environnement qui est aussi fortement influencé par des attentes culturelles, souvent implicites. Modifier, ne serait-ce que des détails, de la ville pour donner plus de priorité aux piétons et surtout à ceux en perte de mobilité n’est pas une mince affaire.
Ci-dessous je décris un court exemple de ce que je veux dire.

Source: https://www.pinterest.com/pin/abbey-road-by-noodles–99008891784149470/
scottscartoons.com / toonpool.com
Normes provinciales pour les traversées piétonnes
Le Ministère des Transport du Québec calcule le temps de passage ainsi:
“Le temps de traversée se calcule essentiellement en divisant la longueur du passage par la vitesse de marche des piétons. Cette vitesse varie de 0,8 m/s à 1,3 m/s. Par exemple, pour un passage piétonnier d’une longueur de 12 m, le temps de traversée sera de 12 s si la vitesse de marche est de 1 m/s.”
Cette norme est problématique pour deux raisons, l’une évidente, l’autre un peu moins car elle est ancrée dans notre culture automobile.
1- Tout le monde ne peut pas se déplacer à 1m/s
Ceci semble évident, et ne devrait pas surprendre quiconque se penche un peu sur la recherche en transport … soit le Ministère est très mal informé (je ne le pense pas), soit il fait fi des connaissances qui ne priorisent pas les automobilistes.
Une étude de 2012 (par Asher et al) montre que 84% des hommes et 93% des femmes de plus de 65ans ne peuvent pas marcher à 1.2m/s. La moyenne pour les hommes est de 1m/s, et celle des femmes est de 0.9m/s…. mais qui dit moyenne dit aussi qu’environ la moitié vont moins vite.
La norme de 1 m/s au Québec est donc telle qu’au moins 50% des aînées ne peuvent pas traverser aux passages piétons “protégés” en sécurité. Et que dire des personnes en chaises roulantes, mal-voyantes, avec des enfants en bas âge…. pour eux aussi 1 m/s est sans doute difficile à atteindre.
Il est important de souligner que la ville de Montréal tente d’agir dans ce domaine en allongeant – un peu lentement, et pas partout – les temps de passage: le problème est que la ville tente d’atteindre un temps de passage équivalent à 1.1m/s, bien au-dessus de la capacité de la plupart des personnes âgées ou à mobilité réduite !!!
2- Cette norme sous-entend la priorité absolue des voitures
Imaginons la norme piétonne appliquée aux voitures. Si elle l’était, alors le feu vert permettant le passage des voitures serait de 1.1 secondes. La logique Ministérielle serait implacable:
“Le temps de traversée se calcule essentiellement en divisant la longueur du passage par la vitesse de déplacement des autos. Cette vitesse varie de 9 m/s à 11 m/s (soit 35 à 40km/h). Par exemple, pour un passage automobile d’une longueur de 12 m, le temps de traversée sera de 1.1s si la vitesse de déplacement est de 10 m/s.”
Notre culture (et les réglements du Ministère qui la véhicule) est telle qu’il est normal de penser que les piétons vont arriver à un passage piétonnier, attendre deux ou trois minutes pour qu’il y ait (peut-être) foule, puis tous traverser ensemble à une vitesse de marche soutenue.
A l’opposé, il semble aussi normal de penser que les voitures, elles, ne vont pas s’arrêter et auront la voie libre – même s’il n’y a pas de voitures, la voie restera libre pour elles: les piétons doivent attendre leur passage régimenté.
Il y a donc deux poids et deux mesures:
- le temps des piétons est sans valeur. Leur déplacement sera interrompu et on ne les laissera traverser les rues que par cohortes à une vitesse calculée pour réduire l’attente des autos.
- le temps des automobilistes est compté. Leur déplacement sera sans interruption, sauf pour donner le temps strictement minimum aux piétons qui veulent traverser.
Si on appliquait la logique piétonne aux automobiliste – c’est à dire si nos ingénieurs et ministères prenaient au sérieux les déplacements plus lents et sans véhicule – alors les voitures afflueraient aux intersections et attendraient patiemment, même si aucun piéton n’etait là. On laisserait passer les voitures par cohortes, d’une durée de quelques secondes toutes les deux ou trois minutes.
Bien sûr, si un feu de passage auto est vert dans un sens, il l’est aussi en théorie pour les piétons: si bien que la durée des traversées piétonnes pour des axes mineurs perpendiculaires aux axes majeurs est souvent, théoriquement, assez longue.
Mais, en pratique, les voitures empiètent continuellement sur les traversées piétonnes même lorsque les piétons ont priorité, et même si elles sont protégées: les voitures virent à gauche et à droite; elles tournent à droite même si leur feu est rouge; et la durée des traversées piétonnes protégées est généralement amputée afin de laisser passer les autos.
Les piétons, eux, n’empiètent pas de cette façon sur les voies automobiles, et on ne fait pas patienter les autos, lorsque leur feu est vert, pour laisser passer les piétons qui ne vont pas tout droit!
Par ailleurs, un piéton qui voudrait traverser l’axe majeur manque de chance….
Bref, c’est aux piétons de prendre garde, d’attendre, et d’avoir les yeux derrière la tête, comme l’explique si bien le Ministère:
“Les piétons doivent redoubler de prudence lorsque le virage à droite au feu rouge est permis aux autres usagers de la route. Dans un tel contexte, avant de traverser, il leur est recommandé de regarder à gauche, devant, à droite, puis au-dessus de leur épaule gauche pour s’assurer qu’il n’y a pas de véhicule qui s’apprête à tourner au feu rouge.”
Ceci renvoie à un problème plus général
Les urbanistes n’ont pas grand chose à dire sur les normes ministérielles, et ne peuvent pas à eux seul(e)s modifier la culture profonde qui est, et qui demeure, une culture axée sur la voiture.
Cette culture est tellement ancrée qu’elle est parfois difficile à discerner: il est plus facile de comprendre que le temps de passage piéton est trop court que de concevoir que la logique même des traversées piétonnes est problématique.
L’urbaniste doit malheureusement composer avec cette culture automobile.
Bien sûr, il/elle tente généralement, là où c’est possible, de s’assurer que la ville soit bien adaptée aux personnes à mobilité réduite (et donc pour tous les piétons).
Mais il leur est impossible, seul(e)s, de modifier la culture profonde. Une telle modification n’est possible que par voie politique, en faisant ressortir les biais qui régissent les logiques du génie des transports et de la voirie, et en tentant de démontrer que leurs logiques actuelles vont souvent à l’encontre de certains principes de base (comme l’équité, la sécurité, l’environnement).